Face à l'urgence environnementale absolue, le "colibrisme" est un libéralisme, incapable de massifier l'écologie. Quel régime politique peut permettre à l'humanité de s'imposer des limites nécessaires à sa survie ?
La fin de l'humanité en ligne de mire
La démission de Nicolas Hulot, l'été caniculaire et le dernier rapport du GIEC ramènent sur le devant de la scène le plus grave problème auquel ait jamais été confrontée l'humanité : sa propre extinction. Aucune tribune ne saurait être assez alarmiste : le réchauffement climatique n'est que l'une des multiples limites physiques heurtées simultanément par notre civilisation thermo-industrielle :
- Fin des métaux : Conférence de Philippe Bihouix
- Crise énergétique : Conférence de Jean Marc Jancovici
- Effondrement de la bio diversité
- Épuisement des sols
C'est pourtant un principe simple, mis en évidence dès les années 70 par Dennis Meadows et son équipe, et rappelé récemment par Raphaël Stevens et Pablo Servigne dans "Comment tout peut s'effondrer": Il ne peut y avoir de croissance infinie dans un monde fini.
Le simulateur du système-monde World3, conçu par l'équipe de Dennis Meadows et réactualisé en 2012, prévoit un effondrement (économique et démographique) avant la fin du siècle.
La décroissance est une certitude physique : elle sera volontaire ou subie.
Le "colibrisme" est un libéralisme écologique
Face à l'inaction des dirigeants et la corruption du système politique, en collusion complète avec le système capitaliste qu'il est censé contrôler, la tentation est grande de délaisser le politique au profit d'actions individuelles et locales.
Ces dernières années, la tendance est en effet au colibrisme (du nom du mouvement Colibris, lancé par Pierre Rabhi) : agir individuellement ou dans son cercle familial, changer ses pratiques personnelles, limiter son empreinte écologique. Cette démarche est louable, et certains gestes peuvent en effet avoir des effets considérables (comme réduire drastiquement sa consommation de viande).
Pourtant, ce nouveau militantisme est empreint de la philosophie libérale et n'est pas en mesure de changer radicalement les choses.
L'idéologie libérale porte aux nues un individu fantasmé : omniscient et libre de ses choix, responsable de ses échecs et de ses réussites. Cette pensée occulte volontairement toute la complexité de la psychologie humaine, les déterminismes sociaux ou les mécanismes de reproduction sociale mis en évidence par la sociologie.
De la même manière, le colibrisme en appelle à la responsabilité individuelle en ignorant les déterminismes et les structures collectives qui échappent à la volonté individuelle.
En l'absence de lois contraignantes communes, l'engagement écologique est une course à contre-courant, coûteuse en temps, en énergie et en argent : Les bons élèves de la transition bénéficient de circonstances avantageuses, outre leur volonté, leur permettant d'agir pour l'environnement :
- Lieu de résidence : le vélo & les transports en communs sont rarement adaptés à la ruralité
- Éducation et conscience politique
- Temps libre (sans enfant, retraités) nécessaire pour consommer mieux, se déplacer à pied, faire un potager, s'instruire écologiquement, ...
- Revenus : manger bio, isoler son logement ou changer de voiture nécessite d'avoir des moyens financiers
On voit ainsi poindre une rupture parfois empreinte de mépris réciproque entre les "bobos écolos" et les classes populaires, condamnées à se nourrir de junk-food à l'huile de palme et à rouler en vieux diesel polluant.
Cette division est d'autant plus paradoxale quand on sait que la pollution, l'énergie et le PIB sont totalement intriquées : Il n'y a ni économie ni croissance verte. Les milliers de petits gestes écolos des CSP+ sont balayés par un vol transatlantique annuel. Avoir une démarche écologique se résume essentiellement à faire baisser ses dépenses et ses revenus.
L'écologie est politique
Même si, par miracle, la conscience écologique triomphait de ces déterminismes sociaux, l'essentiel des leviers d'action échappent à la seule volonté individuelle et relèvent de décisions politiques :
- Les infrastructures de transport et de communication
- Les normes du bâtiment
- La composition du mix énergétique
- Les réseaux de tri, de recyclage ou de consigne
- ...
Un exemple illustre parfaitement les limites de ce mode d'action. Projetons le combat pour la sauvegarde de la couche d'ozone en 2018 : Aucun accord international n'aurait été signé pour interdire les CFC. Les politiques auraient cédé aux lobbys de l'électro-ménager et préféré faire confiance au "marché". Le marché aurait flairé le filon et proposerait quelques frigo sans CFC, plus chers, pour les écolos fortunés. Leurs ventes plafonneraient à 15% et les écolos useraient leur temps et leur énergie en campagnes de sensibilisation pour que les classes populaires cessent d'acheter des frigo polluants. Nous serions en train de brûler sous les UVs.
En l'absence de base légale commune, chaque geste écologique représente ainsi pour le capitalisme une niche marketing à exploiter et ne sera jamais adopté massivement. En abandonnant sciemment le politique, nous empêchons mécaniquement la massification de l'écologie.
Le Politique, surmoi de la société
Le récent discours de l'astrophysicien Aurélien Barrau est à la fois brillant et naïf. Brillant parce qu'il rappelle ce que sont la liberté et le Politique : Le Politique est le surmoi d'une société. Pris individuellement, et ballottés par leurs déterminismes et leurs pulsions, les individus ne sont pas rationnels. Ils ne voient essentiellement que leurs intérêts à court terme et peuvent avoir des comportements individuels néfastes pour le collectif.
Le Politique est la capacité pour ces mêmes individus à prendre du recul et à établir collectivement des règles pour le bien commun, allant potentiellement à l'encontre des libertés individuelles. C'est le fameux Contrat Social, de Rousseau.
En matière d'écologie, plus que jamais, nous avons besoin de traduire en droit les limites physiques de notre planète : tant pour l'industrie que pour les consommateurs.
Les systèmes représentatifs ne sont pas démocatiques
La naïveté du discours d'Aurélien Barrau consiste à croire que nos systèmes sont démocratiques, que nos dirigeants représentent l’intérêt général et qu'ils œuvrent pour le bien commun. Il minimise également le rôle du capitalisme et de ses fondements amoraux dans la catastrophe en cours.
Nos systèmes représentatifs, basés sur l'élection, ont pourtant été explicitement conçus par les pères de nos constitutions pour conserver une oligarchie (pouvoir d'un petit nombre) au service de la haute bourgeoise, et éviter l'ingérence du peuple dans les affaires politiques.
Dans ce contexte, les élus sont guidés et bornés par deux intérêts majeurs, qui rendent impossibles l'application d'une écologie radicale :
- Les échéances électorales et leur réélection les empêchent de prendre des mesures qui seraient trop impopulaires
- Le financement des campagnes et leur exposition médiatique, indispensable à leur popularité, dépendent très largement de leur image auprès des grands capitaines d'industrie, leur interdisant de prendre des mesures qui auraient pour effet une contraction du PIB
Inutile, dans ces conditions, d'espérer une politique écologique puisant dans le gisement des inégalités ou de la fraude fiscale, ou mettant au pas les multinationales afin d'entamer une décroissance sans impacter les plus pauvres.
Dictature verte ou démocratie ?
Conscients de l'inaptitude de nos régimes représentatifs à traiter la question écologique, certains intellectuels en viennent même à envisager, voire à espérer l'avènement d'une dictature verte.
Sauf qu'une dictature verte est avant tout une dictature, qui ne garantirait pas la recherche de l'intérêt général, et glisserait mécaniquement vers le totalitarisme d'une minorité, à son profit.
À l'opposé, l'urgence écologique est une opportunité pour rappeler les fondements de la démocratie (le pouvoir du peuple), son absence dans nos institutions modernes et appeler à son rétablissement.
L'essence de la démocratie est une implication directe des citoyens dans les affaires politiques, sans passer par des élus. Ce système présente l'avantage d'une légitimité totale, à même de minimiser le rejet des mesures les plus contraignantes. L'implication directe des citoyens garantit également des décisions dégagées des impératifs démagogiques électoraux et de la collusion avec les pouvoirs de l'argent.
Cette implication directe peut prendre plusieurs formes : En Suisse par exemple, un régime hybride semi-direct permet aux citoyens de se saisir à tout moment des questions politiques en initiant des référendums (votations) via des pétitions.
Bien que plus vertueux que l'élection, ce système présente plusieurs écueils, rédhibitoires pour s'imposer des restrictions radicales :
- Les référendums, nombreux et non obligatoires ne sont pas forcément représentatifs de la population. Ils sont boudés par la population active. Les retraités y sont sur-représentés
- Comme pour les élections, les référendums sont sensibles aux campagnes de masse, à l'avantage de l'oligarchie industrielle en place, qui ne manquerait pas de dépenser des millions en publicité pour ne pas avoir à changer ses pratiques
- Les citoyens appelés au référendum, seuls dans leur isoloir et pas forcément bien informés, sont enclins à privilégier leur intérêt personnel à court terme, plutôt que l’intérêt collectif au long terme
Réinventer la démocratie directe
On peut concevoir des systèmes plus vertueux, replaçant le débat au centre de la construction politique. Dans la Grèce antique par exemple, des assemblées de citoyens tirés au sort (la boulée) traitaient des affaires courantes de la cité, comme aujourd'hui les jurés d'assises sont appelés pour juger au pénal. La théorie des grands nombres garantit une représentativité quasi parfaite pour de grandes assemblées (1000 personnes).
Une assemblée citoyenne pourrait ainsi remplacer ou compléter les chambres élues actuelles. Les citoyens se verraient donner les moyens (temps, experts contradictoires, études, etc) de débattre et de trancher les questions énergétiques et écologiques.
Alternativement, on peut envisager un système de service civil décentralisé qui permettrait au plus grand nombre de participer aux décisions collectives : Les citoyens seraient convoqués 1 mois complet tous les 10 ans, dans des assemblées locales permanentes (départementales). Ces citoyens discuteraient et trancheraient les dossiers du moment pour le reste de la population.
La légitimité et l'indépendance de telles assemblées seraient sans commune mesure avec notre système actuel.
Libre échange et théorie des jeux
Quel que soit le processus menant à l'application d'une écologie radicale, celle-ci serait inopérante et suicidaire dans le contexte d'une économie mondialisée. Les normes environnementales, comme les normes sociales, plombent la "compétitivité" d'une économie.
En théorie des jeux, l'écologie est un exemple parfait de dilemme du prisonnier : collectivement, nous avons tous intérêt à adopter des politiques écologiques fortes. Il suffit cependant qu'un seul acteur ne joue pas le jeu pour que l'ensemble des autres joueurs soient fortement lésés.
Face à ce dilemme, il est indispensable d'en finir avec le fanatisme du libre échange. Il devient urgent de :
- Rétablir les frontières et les douanes pour les biens et les capitaux
- Construire de larges unions commerciales sur des bases écologiques et sociales communes
- Taxer fortement, voire cesser tout commerce avec les pays n'acceptant pas ces règles du jeu
Dans ces conditions, nous pourrions rapidement prendre des mesures majeures :
- Réduire le poids, la puissance et la vitesse des voitures
- Financer l'isolation des bâtis
- Interdire progressivement tous les objets jetables (couverts, briquets, rasoirs, )
- Imposer des emballages biodégradables
- Rétablir les consignes et taxer tous les emballages jetables
- Engager une transition massive vers l'agro écologie et abandonner progressivement l'usage de pesticides
- Promouvoir une alimentation locale et végétarienne dans les écoles, les services publics et les entreprises
- Bloquer l'artificialisation des sols sur tous les PLU
- Imposer une garantie constructeur minimale de 10 ans sur tous les produits électroménagers et électroniques
- Relocaliser la production (et donc la pollution)
- Réhabiliter le ferroutage
- Taxer fortement le transport aérien
- Développer les transports en commun, le télétravail, les services de proximité
- Bloquer la privatisation de l'énergie et des transports
- Nationaliser des banques pour financer directement les investissements écologiques
- ...
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Commentaires
Écrit le Fri, 26 Apr 2024 17:13:08 par Paul
Écrit le Fri, 01 Mar 2019 23:40:43 par Nick
Écrit le Fri, 07 Dec 2018 17:57:48 par vandenkoornhuyse rené
Écrit le Thu, 06 Dec 2018 08:58:05 par Meens Philippe
Écrit le Wed, 07 Nov 2018 09:14:06 par Julia Schindler
Écrit le Wed, 07 Nov 2018 09:03:20 par Julia Schindler
Écrit le Sun, 04 Nov 2018 10:47:36 par Degay
Écrit le Fri, 02 Nov 2018 06:45:16 par Michel Magdelyns
Écrit le Fri, 02 Nov 2018 05:58:05 par Mat
Écrit le Fri, 02 Nov 2018 02:31:24 par Adrian
Écrit le Fri, 19 Oct 2018 16:04:35 par salque
Écrit le Fri, 12 Oct 2018 09:40:21 par Nicolas
Écrit le Fri, 12 Oct 2018 09:37:48 par neimen
Écrit le Fri, 12 Oct 2018 09:06:46 par brachetti52